Moskva croiseur antiaérien des années 70…
Les différents acteurs qui ont participé à la perte de ce navire resteront discrets probablement plusieures années afin de ne pas révéler les tactiques et le détail des moyens employés. Malgré le peu d'information disponible à ce jour, un certain nombre d'éléments conjoncturels peuvent nous éclairer sur les facteurs qui ont pu influer sur son destin tragique.
Origine du bâtiment
Les Soviétiques, n’ayant pas de groupe de porte-avions comparable aux occidentaux, ont été obligés de développer des navires de défense antiaérienne capables de compenser l’absence de couverture de chasse efficace.
2 types de navires spécialisés ont été étudiés dans les années 70. Le premier Projet “Orlan” donnera naissance à la classe Kirov ( 3eme photo). Croiseur nucléaire de 30 000 tonnes dont un exemplaire est toujours en service et un deuxième en cours de refonte.
Ces navires ont été conçus pour escorter les groupes de surface soviétiques, mais leur mise au point a été extrêmement complexe et coûteuse qu’un deuxième projet “Atlant” 2 fois plus petit allait voir également le jour. Le premier navire de cette classe le Slava (Gloire) va être construit à partir de 1976 dans les chantiers ukrainiens de Nikolaiev.
Il fut mis en service en 1983 puis mis en réserve en 1990 avant d'être renommé le Moskva à partir de 1995 dans la nouvelle marine russe.
La flotte du drapeau rouge disposait ainsi au milieu des années 80, au moins sur le papier, de 3 unités de type Slava et de 3 unités de type Kirov.
Ces navires disposaient d'une puissance de feu antinavire et anti aérienne considérable.
Pour la défense de ses portes avions, l’US Navy disposait à cette époque d'une quinzaine de croiseurs antiaériens à propulsion nucléaire ainsi que d'une quinzaine de nouveaux croiseurs de type Ticonderoga équipé du tout nouveau système Aegis, qui 40 ans plus tard est encore une référence dans le domaine de la défense antiaérienne.
A titre de comparaison, la Marine Nationale des années 80 disposait de 7 navires de défense aérienne équipés du Masurca ou du Tartar américain à moyenne portée. Ces deux systèmes dataient du début des années 60 et malgré des modernisations régulières, ils étaient incapables de défendre notre flotte efficacement contre une attaque de missiles antinavires supersoniques russes. L'autodéfense rapprochée de la flotte reposait sur les missiles Crotale ou Mistral. Pour survivre, les navires français devaient se réfugier sous la couverture d’un groupe aérien américain le plus rapidement possible.
Il faudra attendre les navires équipés de l’Aster 15/30 dans les années 2000 pour que la marine française soit enfin capable de se défendre correctement. Les marins français comparent ce saut générationnel au passage d’un fusil de chasse à deux coups à une mitrailleuse Gatling!
Equipements
Une frégate antiaérienne de l'Otan avait au maximum 1 système de missiles moyenne ou longue portée et 1 système de défense rapprochée (canons à tir rapide ou missiles type Mistral), une unité soviétique comme le Moskva embarquait trois rideaux défensifs souvent dédoublés pour pouvoir engager le plus possible de cibles simultanément.
Cette redondance est également une garantie qu'au moins un système soit opérationnel en cas de panne.
Lutte antiaérienne
3 systemes capables chacun d’engager plusieurs cibles simultanément.
Système longue portée SAN-6 ( S300F) avec 2 types de missiles pour un total de 64 tubes verticaux.
2 systèmes courte portée SAN- 4 avec 40 missiles
6 canons de 30mm à tir rapide
Lutte antisurface
L'équipement antinavire repose sur 16 Missiles P500 Basalt volant à Mach 3 pesant 5 tonnes dont 1 tonne d’explosif. L’allonge de ces missiles leur permettait d’engager une flotte de surface à plus de 500 Km grâce à un ciblage externe ( avions ou satellites)
Lutte anti sous-marine
Les 2 lance-roquettes anti-sous-marine RBU 6000 et les 10 torpilles ainsi que l’hélicoptère Ka 25/27 sont à vocation principalement défensive.
En cas de guerre dans les années 80, il est très probable que ces navires, s’ils avaient osé prendre la mer, eussent été rapidement victimes des sous-marins occidentaux contre lesquels la technologie des sonars soviétiques n'était pas suffisamment efficaces.
Guerre électronique
Ce navire, sur le papier dispose de moyens importants de détection active et passive, de brouilleurs de radar et de lance leurres. Nous ne disposons aujourd'hui pas d’information sur une utilisation de ses systèmes de défenses électronique qui auraient certainement été détectés pas les avions de renseignement ELINT patrouillant en permanence la région.
Malgré cette débauche de moyens, le Moskva fut incapable de survivre à une attaque relativement simple
Reliques de l’époque soviétique, le talon d'Achille de la flotte russe
Le drame du sous-marin Koursk lors du premier exercice naval de l'ère post soviétique en 2000 fut un triste révélateur de la déliquescence de la marine. Afin de garder son statut de grande puissance, la Russie va décider de maintenir en service ses grandes unités héritées de l'ère soviétique. Mais les croiseurs de type Kirov et Slava, le porte-avions Kuznetsov et les croiseurs anti sous-marins Udaloy approchent aujourd'hui tous les 40 ans!!
L'indépendance de l’Ukraine en 1991 et l’influence des Etats-Unis sur sa politique interne depuis 30 ans, a très certainement été un facteur important dans le manque de disponibilité de la marine de surface. Les chantiers navals ukrainiens ont ironie de l’histoire, produit la plupart des gros navires soviétiques, et l’industrie ukrainienne était la principale source d’approvisionnement pour les turbines de propulsion des gros navires et des hélicoptères russes.
Ces navires de premier rang, très gros consommateurs de ressources humaines et financières, ont montré leur obsolescence lors des opérations récentes (voir articles sur le Kuznetsov). Il semble que ces navires n’ont bénéficié que d’un minimum d’entretien pendant leur carrière.
Le Moskva, par économie, n’a pas reçu comme prévu la modernisation de ses moyens de lutte contre les incendies lors de sa modernisation en 2018.
Cette décision a très probablement été un facteur aggravant dans la perte de ce navire.
Les marins occidentaux considèrent depuis longtemps que les navires soviétiques/russes ne bénéficient pas de système de lutte anti-incendie suffisant vu la quantité extrêmement importante d'explosifs à bord. L'aluminium utilisé dans sa construction ayant une tendance à fondre sous les hautes températures, rend la présence le moyens de luttes efficace indispensable.
L'incendie de la frégate HMS Amazon et du croiseur USS Belknap dans les années 70 ont révélé aux marines de l’Otan les conséquences embarrassantes de son utilisation à grande échelle.
Les chantiers navals russes depuis 30 ans ont certes gardé leur expertise dans la production de sous-marins, mais ont été uniquement capables de produire qu’une poignée d'unités de haute mer (3 frégates Amiral Gorshkov).
Carrière opérationnelle du Moskva
Depuis sa mise en service dans le début des années 80, le Moskva a essentiellement été utilisé en mer Noire et en mer Méditerranée. Il n'a fait que 2 excursions en Atlantique; une fois pour une croisière vers Cuba et la deuxième fois pour une visite à Luanda, capitale de l'Angola.
Ces 15 dernières années ont été relativement denses puisque ce navire a été engagé dans 3 opérations différentes.
2008, opération contre la Géorgie.
Le Moskva a participé au blocage du port et d'après certains rapports, la marine géorgienne aurait réussi à l’endommager, soit avec un tir de missiles, soit avec de l'artillerie, mais cela n'a jamais été confirmé par des images ni par des rapports officiels.
À partir de 2015, il a été utilisé comme système de défense antiaérienne pour port de Lattakia en Syrie afin de soutenir les opérations russes.
2022 Conflit ukrainien
Dès le début du mois de février 2022, le Moskva a été utilisé pour sécuriser l'espace aérien proche des côtes ukrainiennes afin de soutenir l'invasion russe. Ce navire a eu un rôle important lors de la capture initiale de l'île aux serpents, petit îlot de terre relativement proche des côtes ukrainiennes ce qui permit aux Russes de menacer le trafic maritime et aérien au large du port d’Odessa.
C'est lors d'une de ces patrouilles que 2 mois plus tard, les forces ukrainiennes ont réussi à atteindre le Moskva avec 2 missiles anti-navires à vol rasant de type Neptune, une évolution du KH35 Russe, mis à jour par le bureau d'étude ukrainien Luch.
Sur le papier, le Moskva aurait dû être parfaitement capable de se défendre contre des missiles de la même classe que l’Exocet.
Manque d’efficacité des systèmes?
Le Moskva, ne bénéficiant pas de couverture aérienne, naviguait très certainement radar de recherche aérienne allumé ce qui a permis à ses adversaires de le repérer facilement (grâce à des drones ou à un avion de patrouille maritime US par exemple…) et de transmettre ses coordonnées à une batterie de missiles côtière se trouvant au delà de l’horizon.
L'utilisation de radar "Monolith" permettant une détection au dela de l'horizon en utilisant la réfraction des ondes sur les couches d'air humide au dessus de la mer ( Surface ducting) a aussi été mentionne, a voir...
Certains rapports parlent d’une navigation prévisible du navire, d’autres que les radars de détection n'étaient pas allumés, ce qui pour un navire dont la mission principale est la défense aérienne, reviendrait à combattre les yeux bandés et les bras attachés dans le dos...
Il est également possible que la mauvaise météo n'ait pas facilité la détection des missiles volant à très basse altitude (1 à 3 mètres). L’informatique du navire, si elle date de la fin des années 80 ou même 90, ne doit pas être équipée de consoles de travail automatisées très performantes, indispensables pour aider des opérateurs, pouvant être fatigués, à réagir suffisamment rapidement en cas d'attaque de missiles.
Le matériel russe, même le plus moderne, n’a jamais été équipé d’interface utilisateurs particulièrement optimisée.
Ayant construit le Moskva, il est tout à fait envisageable que les Ukrainiens aient équipé les missiles Neptune de moyen de guidage terminal optiques ou EM non détectable par les systèmes du bord (pure spéculation de ma part).
Il ne semble pas que des informations soient disponibles à ce jour sur une éventuelle réaction défensive du navire; la surprise a peut être été totale, comme pour le HMS Sheffield ou le USS Stark.
Formation des équipages?
L’aspect humain est également essentiel. Les exercices soviétiques/ russes sont depuis longtemps extrêmement scriptés, ils visent à développer les automatismes requis par des doctrines d’emplois très rigides. Lors d’un exercice de lutte antimissile, l'équipage sera prévenu à l'avance du nombre de missiles, de l'heure de l'attaque et la sa provenance.
Ce mode d’apprentissage ne développe ni l’esprit d’initiative, ni la capacité à réagir à des situations inattendues.
La seule certitude, est qu'un navire de 12 000 tonnes correctement entretenu aurait dû pouvoir intercepter une attaque de 2 missiles, nombre bien insuffisant pour saturer ses défenses. Mais il aurait également du pouvoir maîtriser les dommages et incendies potentiels qui semblent s'être déclarés loin des zones de stockage des missiles. Les économies faites en ne modernisant pas les systèmes anti-incendie ont certainement joué un rôle.
L’USS Stark, navire 3 fois plus petit ayant subi la même attaque, a neutralisé l'incendie et est rentré au port grâce à des équipements modernes et à un équipage bien formé.
Ces navires qui faisaient autrefois trembler les marines occidentales se révèlent n’être plus du tout adaptés à des interventions dans des environnements très contestés. Ce constat va très probablement les condamner rapidement sauf grosse modernisation, ce qui est très improbable, vu les pertes énormes que les russes devront remplacer.
Cependant, la perte de ce navire n’a que peu d’impact sur les opérations terrestres en Ukraine, et ne doit pas cacher le fait que la marine Russes possède toujours de nombreuses armes offensives modernes, mais qui sont principalement déployées sur ses sous-marins et sur quelques petits navires récents (corvettes et frégates). Les Russes n’ayant produit aucun navire de surface de plus de 5000 tonnes depuis 30 ans.
Sources
https://www.washingtontimes.com/news/2022/may/6/anti-missile-radars-not-working-russian-ship-moskv/
Warships International Fleet Review June 2022 (articles by Ian Ballantyne, Dr James Bosbotinis)
https://www.navalnews.com/naval-news/2020/02/russian-navy-slava-class-cruiser-moskva-to-serve-another-10-years/
https://www.latimes.com/world/europe/la-fg-russia-navy-ambitions-20151116-story.html
Aluminium at sea
https://www.nytimes.com/1982/07/03/opinion/l-aluminum-s-not-to-blame-for-warship-loss-251244.html