Porte avions Amiral Kouznetsov
Article paru site Air et Cosmos en Fevrier 2022
Le porte-avions des compromis
Le navire russe Admiral Kuznetsov n‘est pas un porte-avions comparable à ceux employés par les marines de L’Otan. Mis sur cale au début des années 80, il est aujourd'hui en fin de vie.
Navire amiral de la flotte du drapeau rouge modelée par Sergey Gorshkov, il représente assez bien les projets démesurés, résultats de compromis budgétaire, technique et politique, de l'ère soviétique qui provoquent autant l’admiration que l'étonnement de leurs adversaires!
Pour ne pas être associés au symbole de l'agressivité impérialiste; le porte-avions, les soviétiques les nomment croiseurs lourds. Cela leur permet de respecter également la convention de Montreux qui empêche tout porte-avions de plus de 15000 tonnes de franchir le détroit de Bosphore.
L’Ukraine dispose en Mer Noire des seuls bassins suffisamment grands pour construire des navires de cette taille. Ceux-ci une fois construits ne franchissent le détroit qu’une fois, et ce toujours sans avion, pour rejoindre leur flotte respective et ne reviennent jamais, ce qui ne va pas manquer de poser de gros problèmes pour leur entretien.
Pour justifier la désignation de croiseur lourd, l'armement offensif du Kuznetsov est conçu autour d’une batterie de 12 missiles antinavires P700 granit de 7 tonnes et de 500 km de portée, surnommés à juste titre les tueurs de porte-avions. Son groupe aérien, bien plus faible que ses contemporains occidentaux (maximum 15-20 appareils), a une vocation principalement défensive.
La flotte rouge des années 80
Il est impossible de parler de la flotte rouge, sans évoquer l'œuvre monumentale de Sergey Gorshkov qui, de 1955 à sa retraite forcée en 1985, a donné à la Russie la flotte la plus puissante de son histoire. Habile politicien, stratège et homme de sciences, il a très vite compris que la flotte rouge ne pouvait contester la suprématie des Carrier Battle group américains, qu'en misant sur de nouveaux types d’armements aux technologies novatrices.
Ceux-ci se sont matérialisés dans les nouveaux sous-marins nucléaires (SSN et SSGN) opérant en eaux profondes, ainsi que sur les bombardiers à long rayon d’action capables de lancer, lors d'attaques coordonnées, plusieurs centaines de missiles 'anti-navires lourds sur les navires de l’Otan.
L'Union Soviétique étant principalement une puissance continentale, la mission de sa flotte de surface était principalement la protection de ses sous-marins nucléaire lanceur d'engins (SSBN) indispensables à la mission de dissuasion nucléaire. A la charge des sous-marins d’attaques et à l’aviation navale à long rayon d'action de chasser l'ennemi de l’Atlantique Nord.
Pour ce faire les Soviétiques, avaient au début des années 80, à leur disposition un ensemble de systèmes de surveillance très sophistiqués, basés sur des satellites radar, optique et de navigation pouvant transmettre à tout moment la position de la flotte de l’Otan à la nuée de bombardiers (150+ ) et aux dizaines de sous-marins soviétiques potentiellement présents sur zone.
La vie des marins de L’Otan devait être particulièrement intéressante à cette époque…
Les Soviétiques avaient une approche très mathématique pour résoudre un problème. Pour couler un porte-avions de 100 000 Tonnes, il faut une grosse quantité d’explosif arrivant à très grande vitesse. Ils ont donc conçu des missiles de 7 tonnes, soit de la taille d’un avion, qui volent entre Mach 2 et Mach 4 selon les modèles. Pour saturer les défenses antimissiles, il fallait en tirer au moins 5 par cible, pour un minimum de 100 missiles par attaque…Vive les maths…
Seul un porte-avions avait une chance de survivre à l'impact d'un missile de ce type; tout autre navire aurait été pulvérisé par les effets conjugués de la vitesse et des 700 Kg d’explosif.
A titre de comparaison, la charge du fameux missile Exocet n'est que de 150kg tout juste suffisante pour neutraliser une frégate.
Le livre de Tom Clancy Tempête Rouge, écrit en 1986, reste encore aujourd'hui la meilleure description d’une attaque combinée de plusieurs régiments de Tu22 Backfire sur un groupe de porte-avions.
Les responsables de L’Otan, qui ne dormaient pas beaucoup à chaque sortie d’un nouveau sous-marins russes, auraient tous eu des AVC s'ils avaient eu connaissance des vraies capacités des armes russes de l'époque:
Blindage en titane pour se prémunir contre les charge explosive des missiles et des obus.
Capacité d’attaque en meutes de certains missiles qui pouvaient s'échanger les informations sur les cibles pour optimiser l’attaque.
Le Kuznetsov et les Kiev plus anciens étaient de ce fait relégués comme navires de commandement. Grâce à leur capacité de défense aérienne (10-15 chasseurs et surtout plusieurs centaines de missiles de défenses antiaérienne), ils pouvaient défendre avec les croiseurs nucléaires de type Kirov, un groupe de surface anti sous-marin, ou une flotte d’invasion pas trop éloignée des côtes russes.
L'effondrement de l’Union Soviétique en 1991 a stoppé net la construction de l'Ulyanovsk premier vrai porte-avions nucléaire à catapultes et du Varyag 2ème exemplaire de la classe Kuznetsov qui a été revendu par l' Ukraine à la Chine, qui l’a depuis mis en service.
La nouvelle marine russe va déployer à partir de 1995 le Kuznetsov à plusieurs reprises dans des missions de politique de la canonnière, finalement très proches des missions de ses collègues de L’Otan.
Grâce à une couverture médiatique bien contrôlée en Russie, ces croisières ont probablement eu des retombées positives pour le prestige des marins et du gouvernement russe, mais elles se sont souvent faites dans la douleur.
Kuznetsov, ses caractéristiques
Sergey Gorshkov et ses alliés politiques n’ont cessé de pousser la construction de vrai porte-avions avec catapultes, mais cette technologie, n'était disponible en Union Sovietique ni dans les années 60 pendant la construction des Kiev, ni dans les années 70 pour le Kuznetsov.
La classe Kiev ne pouvait compter, pour leur groupe aérien, que sur des Yak 38 parfaitement inutiles, qui n’ont pas laissé un grand souvenir à ses pilotes.
Les Sukhoi 33 et Mig 29K conçus à la fin des années 80, bénéficient de moteurs suffisamment puissants pour décoller d’un navire avec un tremplin. Cette configuration retenue pour la génération du Kuznetsov ne permet pas un décollage avec des charges lourdes, les limitant donc à des missions air-air.
Cette absence de capacité de frappe est compensée par la présence de ces 12 missiles antinavires (sorte d’escadrille kamikazes à usage unique), stockés sous le pont d’envol, mais qui limitent de fait la capacité du hangar aviation ( 20-25 environs).
En mer, tout est une histoire de compromis!
Pour sa défense rapprochée, il bénéficie de toute la démesure et de l’expertise russe:
-196 missiles à courte portée
- 4 tourelles de 30 mm couplées à 32 missiles à très courte portée
- Et 60 roquettes anti sous-marine
Quelle formidable puissance de feu!
Il est intéressant de le comparer avec notre Charles de Gaulle qui n’est défendu que par 44 missiles de moyenne et très courte portées, mais qui en contrepartie bénéficie d’un groupe aérien complet et performant (chasseurs multirôles + avions radars et hélicoptères). Un petit cocorico pour rappeler qu'à part les Etats-Unis, nous sommes les seuls à avoir un porte-avions équipé de catapultes, mais les Chinois ne sont pas loin…
Carrière opérationnelle
La valeur d’une marine est sa capacité à durer, disait un chef d'état-major de la marine française il y a quelques années. Le nombre de jours à la mer est le critère clef pour mesurer la qualité d’une marine; il résulte de la qualité du matériel, de l'entraînement et de la capacité du pays à entretenir sa flotte.
La flotte soviétique impressionne toujours lorsqu’elle est en mer, mais son maintien en condition opérationnelle a toujours été un gros problème dû au manque de chantiers suffisamment qualifiés. Plus elle mettait en service du matériel moderne, plus les périodes d'indisponibilité s'allongeaient. L'entretien des 3 millions de tonnes de navires en ligne en 1985 devenait un problème insoluble.
Le déficit de main-d'œuvre qualifiée qui était déjà un problème avant la chute de l'Union Soviétique est devenu dramatique ces 30 dernières années; le drame du Koursk en est un des nombreux exemples.
Tout cela explique le faible nombre de jours à la mer depuis la mise en service du Kuznetsov et les nombreux incidents dont il a été victime.
D'après le Pentagone, son bilan opérationnel est très faible, seulement 154 sorties en 2 mois d'opération en Syrie en 2016, cela fait 3 sorties par jour, soit 10 à 15 fois moins qu’un porte-avions moderne!
Les problèmes rencontrés pendant sa carrière peuvent être regroupés de la façon suivante.
Propulsion
Même si la propulsion nucléaire a été envisagée, le chantier de Nikolaiev n'ayant pas les équipements nécessaires, des chaudières à mazout mal entretenues ont finalement été installées. Elles crachaient une traînée noire visible à des dizaines de kilomètres, quand elles ne cessaient pas de fonctionner complètement comme en 2012 dans le golfe de Gascogne, où le navire finit par rentrer à la remorque!
A la suite de cet incident peu glorieux, le remorqueur accompagnait toujours le navire pendant ses missions.
Problème de mise au point
Les problèmes de brin d'arrêt ont entraîné la perte de 3 appareils, dont deux en 2016 pendant la campagne syrienne. L’ensemble du groupe aérien a dû être transféré à terre pendant les réparations.
Il est intéressant de noter que pendant cette période, les avions ont été bien plus utiles car décollant de piste à terre, ils pouvaient emporter bien plus de carburant et de munitions. Cet argument est utilisé aujourd'hui par les amiraux qui souhaitent utiliser l’argent du programme de rénovation pour d'autres programmes plus utiles.
Manque d'entraînement
La banquise et le manque de lumière empêchent les entraînements réguliers du groupe aérien, les pilotes qualifiés sont donc très peu nombreux. Un des avions perdus aurait pu être dérouté à terre si l'équipage avait eu un peu plus d'expérience dans les opérations aériennes.
Groupe aérien vieillissant dont l'utilité est discutable
Les Su33 sont aujourd'hui en fin de vie et n’avaient que des capacités air-air limitées. Ils n'ont été produits qu'à une trentaine d'exemplaires. Son avionique peu performante a joué des tours à ses pilotes lors d'interceptions par des F15 israéliens qu'ils étaient incapable de détecter.
Les Mig29K sont des appareils multirôles modernes, financés par les commandes indiennes pour leurs porte-avions. Cependant, les Russes n’en n’ont produit qu'une quinzaine, nombre tout juste suffisant pour en avoir 10 opérationnels.
Un petit nombre de Su 25UTG ont également été produits comme avion d'entraînement.
La marine russe dispose de plusieurs hélicoptères Kamov, qui semblent être bien adaptés aux opérations navales; en 2016 une version antichar a également été embarquée.
Sans capacité de ravitaillement en vol ni véritable appareil de veille radar, le groupe aérien n'est efficace que dans la bulle de détection limitée des navires de surface et des hélicoptères.
Il faut tout de même tirer un coup de chapeau aux marins et pilotes russes qui travaillent dans ces conditions depuis 30 ans pour leur pays.
Present et futur?
Depuis sa dernière croisière en 2016, le navire attend pour sa modernisation l'ouverture en 2022 d'un nouveau bassin. Les Soviétiques ne pouvant pas utiliser le chantier où il a été construit, ont acheté à la Suède au début des années 80, 2 docks flottants de 100 000 T, un pour la flotte du Pacifique et un pour la flotte du Nord. Ce dernier a malheureusement sombré en 2018.
Certains rapports parlent d’un entraînement possible des pilotes russes en Chine sur le Liaoning, le petit frère du Kuznetsov modernisé est mis en service par les Chinois, un comble!!
La suite de l’aventure des porte-avions en Russie va dépendre dans les années qui viennent des budgets disponibles. Malgré les nombreuses annonces de projets futurs, une modernisation très limitée du Kuznetsov va commencer en juin 2022, pour une remise en service fin 2023, soit 8 ans après sa dernière mission. Il s'agit probablement d'une remise à niveau symbolique, pour une marine qui est condamnée à regarder son voisin chinois avec jalousie.
La marine chinoise met en service cette année son premier vrai porte-avions à catapultes, nouveau navire amiral d'une flotte de surface maintenant largement supérieure à la flotte russe.
Il est ironique de voir que l'aéronavale chinoise du 21ème siècle est l'héritière presque directe de la flotte soviétiques des années 80 . Les navires sont construits maintenant localement, et permettent à la Chine d'inquiéter l’US Navy dans le Pacifique .
La Marine Russe pourrait-elle demander à la Chine de l'aide pour moderniser sa flotte? Techniquement possible, politiquement difficile à accepter.
Article publie sur le site air et cosmos en février 2022
Auteur Thibaut Mallet