1983, le cauchemar d'Oppenheimer
Dans la scène finale du chef-d'œuvre de Christopher Nolan, Oppenheimer, nous assistons à la destruction de notre planète par le feu nucléaire. Nous comprenons alors ce qui a empêché Robert Oppenheimer de dormir toutes les nuits après qu'il ait réussi à faire exploser la première bombe à fission en 1945.
Pour le chef du projet Manhattan et de nombreux scientifiques, la bombe A devait mettre fin à toutes les guerres afin que l'humanité puisse se concentrer sur une nouvelle source d'énergie abondante.
En 1947, Oppenheimer et Albert Einstein, les deux esprits les plus importants du 20eme siècle, ont reflété sur leur accomplissement. Ils ont donné à l'humanité la clé pour comprendre les lois de la nature, et les gouvernements l'utilisent pour la détruire.
Juste après la fin du conflit le plus coûteux de l'histoire et à la veille de la guerre froide, les deux scientifiques ont conclu qu'ils ne pouvaient pas faire confiance à un gouvernement doté d'un tel pouvoir.
Robert Oppenheimer n'a pas réussi à empêcher la mise au point de la bombe H, 1000 fois plus puissante que celle d'Hiroshima. Il a été soumis à 10 ans d'humiliation publique pour son lobbying infructueux contre la bombe H.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les deux superpuissances se sont affrontées à de nombreuses reprises, nous rapprochant parfois de la vision la plus sombre d'Oppenheimer, mais la situation n'a jamais été aussi grave qu'en 1983.
La doctrine MAD
La course nucléaire entre les deux superpuissances a été baptisée à juste titre "MAD" en 1962, Mutual Assured Destruction (destruction mutuelle assurée). La guerre nucléaire était considérée comme impossible parce qu'elle entraînerait la vitrification des deux belligérants et de tous les autres habitants de la planète.
La jeune génération ne réalise pas l'importance de l'armée dans la vie de chacun et son empreinte sur l'économie mondiale dans les années 60, 70 et 80.
En 1983, toutes les grandes villes des deux côtés du rideau de fer étaient la cible de dizaines d'armes nucléaires.
En cas de lancement, les chefs d'État disposaient de 25 minutes pour réagir. Ce délai était essentiel pour maintenir l'idée qu'une guerre nucléaire ne pouvait être gagnée car la surprise était impossible. Toute arme nucléaire en vol pouvait être détectée et une frappe de représailles tout aussi écrasante s'ensuivrait.
Un changement radical de la politique américaine à l'égard du monde communiste au début des années 80 va déclencher une série d'événements qui rapprocheront le monde d'une guerre nucléaire totale.
La nouvelle administration Reagan a décidé d'adopter une position beaucoup plus ferme à l'égard de l'Union soviétique et a immédiatement lancé un effort massif de reconstruction militaire, investissant des milliards de dollars pour mettre fin à la doctrine MAD, lançant de facto une nouvelle course aux armements dans l'espoir de ruiner l'économie du Pacte de Varsovie.
Le Politburo était extrêmement préoccupé par l'initiative de défense stratégique qu'il considérait comme le symbole d'une démarche extrêmement agressive.
Connu sous le nom de Guerre des étoiles, ce projet comprenait des satellites capables d'intercepter des missiles balistiques.
Le développement continu de la technologie furtive et des missiles nucléaires à courte portée déployés en Europe étaient également considérés comme une menace majeure.
Les Soviétiques étaient conscients qu'une fois mis en service les deux systèmes d'armes donneraient potentiellement au gouvernement américain la capacité d'atomiser les centres de commandement soviétiques sans préavis. Cela les empêcherait de riposter avec force, transformant la destruction mutuelle assurée en une guerre potentiellement gagnable.
Reagan lui-même était connu pour mépriser la doctrine MAD et pensait que les armes nucléaires tactiques pouvaient être utilisées.
En conséquence, les dirigeants soviétiques ont été contraints d'investir également des milliards dans de nouveaux systèmes d'armement et ont du utiliser leur vaste réseau de renseignement pour tenter d'anticiper les prochaines actions des dirigeants de l'OTAN
1983
Dès le mois de février, la politique agressive de Reagan a commencé à s'intensifier de manière significative avec le groupement tactique de porte-avions de l'OTAN, composé de plus de 80 navires, naviguant au nord de la péninsule de Kola, juste à l'extérieur des eaux territoriales soviétiques. Pendant plusieurs semaines, ils ont survolé de manière agressive l'espace aérien soviétique afin de tester leur défense.
En avril, les États-Unis ont répété la même opération avec leur flotte du Pacifique, naviguant à proximité des bases soviétiques dans la péninsule du Kamtchatka. Les forces américaines ont suivi la marine et la défense aérienne soviétiques avec 3 porte-avions, 300 avions et 40 navires de surface. Les multiples survols du territoire russe par les pilotes de la marine américaine ont donné lieu à des plaintes officielles.
L'Union soviétique, testée pour la deuxième fois en moins de deux mois, se sentait acculée par les forces de l'OTAN. Le Politburo soviétique commençait à craindre que Reagan ait l'audace de déclencher une guerre.
Korean Airline Vol 007
Dans cet état de tension accrue entre les deux gouvernements, la machine militaire soviétique est mise à rude épreuve. De nombreux officiers de la défense aérienne ont été réprimandés au cours des mois précédents pour ne pas avoir abattu les chasseurs de l'US Navy survolant le territoire soviétique.
Le 1er septembre, un essai de missile balistique près de l'île de Kamchatka a été surveillé par un avion de reconnaissance américain RC135 depuis les eaux internationales.
Alors que le radar russe de défense aérienne à longue portée couvrant la région n'était pas opérationnel, un 747 civil se dirigeant vers Séoul est entré directement dans l'espace aérien soviétique à la suite d'une erreur de navigation. En raison d'une mauvaise visibilité, la défense aérienne soviétique a confondu l'avion de ligne civil avec l'appareil américain RC135.
Les pilotes de l'armée de l'air soviétique ont appliqué la procédure normale dans ce cas de figure : ils ont abattu.
Si le radar d'alerte avait été opérationnel, il aurait permis d'intercepter l'avion de ligne égaré environ deux heures plus tôt, laissant suffisamment de temps pour l'identifier comme un avion civil.
Cette tragédie a coûté 269 vies.
Cet événement a été un coup dur pour les Soviétiques qui ont mal géré les retombées internationales. Cette situation a fini par être exploitée par les puissances occidentales pour diminuer le prestige de l'URSS.
Dysfonctionnement d'Oko
En septembre, l'URSS était convaincue de l'imminence d'une attaque américaine. Elle savait que l'armée américaine était sur le point de déployer en Europe les missiles de croisière nucléaires Pershing II conçus pour frapper la plupart des grandes villes russes en moins de 10 minutes. Depuis 1945, l'objectif principal de l'URSS était d'éviter à tout prix que l'invasion allemande et ses 30 millions de morts ne se répètent.
La paranoïa était à son comble lorsque le 26 septembre, juste après minuit, le système russe d'alerte satellite détecta le lancement d'un missile balistique intercontinental à partir des États-Unis.
Le L-Colonel Stanislas Petrov était de service; il avait pour mission d'avertir immédiatement son supérieur et de préparer la riposte Sovietique dans les minutes qui suivent, en suivant la procédure officielle.
La fiabilité du système satellitaire Oko étant incertaine et le lancement d'un seul missile n'ayant aucun sens sur le plan militaire, il a choisi de ne pas avertir son supérieur tant que la détection radar du missile n'était pas confirmée.
Le système OKO a détecté 4 autres lancements la même nuit mais toujours sans obtenir de confirmation par radar.
Le chef du KGB a confirmé en 1989 que, si le colonel avait suivi la procédure normale dans cette période de très haute tension, Youri Andropov aurait très probablement donné l'ordre de lancer immédiatement une frappe de représailles totale.
Le sang froid de Stanislas Petrov a permis d'éviter que la vision de l'Armageddon d'Oppenheimer ne devienne réalité.
Ironiquement, on a découvert par la suite que le système OKO fonctionnait bien et qu'il était simplement victime d'une illusion d'optique. Ses capteurs avaient détecté la réflexion du soleil sur les nuages gelés, la rotation de la terre imitant le mouvement d'un missile lancé...
Able archer
L'Union Soviétique savait que pour survivre à une guerre nucléaire elle devait frapper la première.
Les agents de la KBG surveillaient en permanence tout signe inhabituel tels que l'activité inhabituelle d'une installation clé, la mobilisation de techniciens ou le mouvement d'unités nucléaires.
Le 7 novembre, l'OTAN a lancé son jeu de guerre le plus important et le plus réaliste de la guerre froide : Able Archer.
Les Soviétiques savaient qu'il s'agissait officiellement d'un exercice mais craignaient aussi que cela soit une couverture pour déclencher une véritable guerre.
Ils étaient donc à l'affût de tout signe inhabituel.
À partir du mois d'octobre, Moscou a commencé à être inondé de rapports alarmants.
L'invasion de l'île de la Grenade par les US, territoire du Commonwealth britannique, a déclenché une explosion des communications cryptées entre les deux pays alliés et les services de renseignement russes ont craint que cela ne soit lié à un briefing initial en vue d'une attaque contre la Rodina.
Le premier jour de l'exercice Able Archer, 170 avions cargo ont transporté 19 000 soldats américains en Allemagne vers leurs dépôts militaires prépositionnés.
Des agents russes ont envoyé des messages alarmants lorsqu'ils ont vu le président américain, le premier ministre britannique et le chancelier allemand se rendre dans leurs bunkers de commandement respectifs pour participer à cet exercice, ce qui n'était jamais arrivé.
Les services de renseignement soviétiques ont indiqué que l'OTAN avait commencé à utiliser des procédures inédites, ainsi que des formats de messages plus sophistiqués que lors des exercices précédents, ce qui pourrait indiquer la proximité d'une attaque nucléaire.
Le réalisme d'Able Archer répondait à tous les critères d'une vraie attaque!
Le Kremlin a réagi de la seule manière logique; les forces nucléaires russes ont commencé à se mobiliser.
Les satellites américains ont détecté des activités anormales dans les bases aériennes de Pologne et d'Allemagne de l'Est, où les bombardiers nucléaires de la 4e armée de l'air ont été mis en état d'alerte à 30 minutes avec des munitions nucléaires. La CIA savait qu'il ne s'agissait là que de la partie émergée de l'iceberg; les silos de missiles et les sous-marins nucléaires se préparaient également à une attaque préventive.
Le lieutenant général Leonard H. Perroots, commandant en second de l'armée de l'air américaine en Europe, a été informé de l'activité russe. Il a soupçonné qu'il s'agissait d'une réponse à l'exercice Able Archer. Il a judicieusement suggéré à l'OTAN de ne pas réagir et d'attendre la fin de l'exercice pour voir si cette mobilisation en était la conséquence. Si l'OTAN avait relevé son niveau d'alerte à ce moment-là, elle aurait pu déclencher une frappe nucléaire préventive russe, tant les Russes étaient sûrs de l'intention belliqueuse de l'OTAN.
Après 5 jours d'un face-à-face tendu, les craintes soviétiques de l'attaque ont pris fin, l'exercice Able Archer s'achevant le 11 novembre.
Le jour d'apres
Le 20 novembre 1983, le film très attendu "The Day After" a été diffusé sur NBC et regardé en direct par 100 millions d'Américains.
Le film présente une guerre fictive entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie qui dégénère rapidement en une guerre nucléaire à grande échelle. Sa représentation très graphique et réaliste des retombées nucléaires sur la société américaine a fait l'effet d'un tremblement de terre dans la politique américaine.
Ronald Reagan, qui l'avait vu un mois auparavant, a écrit dans ses mémoires que ce film était "très efficace et m'a laissé très déprimé".
Ce film lui a fait changé d'avis sur sa politique en matière de guerre nucléaire et a eu un impact direct sur ses relations avec le premier ministre Gorbatchev, bientôt élu.
Ce film l'a amené à signer le premier traité de réduction des armes nucléaires en 1987.
40 ans plus tard
Le 13 novembre 2023, les créateurs de "WarGames" et de "The Day After" ont reçu le Future Of Life Award 2023 pour avoir contribué à prévenir une guerre nucléaire.
Une récompense qui vaut n'importe quel Oscar!
En cette nouvelle période de tension où la doctrine MAD a été remplacée par un chantage nucléaire de quelques régimes, on ne peut qu'espérer que la sortie du film Oppenheimer ramène certains dirigeants au bon sens.
Nous vivons aujourd'hui dans un monde où les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont plus qu'un lointain souvenir, mais où les gens sont toujours sensibles à un bon scenario et à des effets visuels convaincants.
Comme Sting, espérons que le monde aime encore ses enfants.